CHAPITRE 6

Je range les feuilles d’épais et lourd papier à lettres dans leur enveloppe, puis entoure celle-ci de serviettes jetables tirées de la boîte à gants pour la protéger du mieux possible à l’intérieur du compartiment à fermeture éclair de mon sac à bandoulière. S’il y a bien une chose que j’ai apprise au cours de toutes ces années, c’est qu’il est impossible de revenir en arrière. Des indices potentiels découpés, contaminés, perdus, c’est un peu la truelle d’un archéologue qui fait malencontreusement voler en éclats une antiquité.

Le vent agite avec violence les arbres le long de la route tandis que la neige pâle tourbillonne, et je remarque :

— Elle ne paraît pas savoir que nous sommes mariés.

— Sans doute pas, répond Benton.

— Son fils est au courant ?

— Je n’ai pas pour habitude de discuter de toi ou de ma rie privée avec mes patients.

— Alors elle ne sait probablement pas grand-chose sur moi.

J’essaye de comprendre comment il se peut qu’Erica Donahue n’ait pas informé son chauffeur que la personne à laquelle il devait remettre la lettre était une petite femme blonde, et pas un homme de grande taille aux cheveux argentés.

Je poursuis mes déductions :

— À supposer qu’elle ait tapé ceci elle-même, elle utilise une machine à écrire. Et quelqu’un qui se donne la peine de scotcher l’enveloppe pour garantir la confidentialité du message n’a, à l’évidence, laissé personne d’autre taper la lettre. Si elle utilise encore une machine à écrire, il est peu probable qu’elle se serve d’Internet et de Google. Le papier à lettres gravé et filigrané, le stylo à plume, la police cursive, tout semble indiquer une puriste, quelqu’un d’extrêmement méticuleux, avec des habitudes bien particulières et immuables.

— Erica Donahue est une artiste. Une pianiste classique, qui ne partage pas les intérêts du reste de la famille pour la haute technologie. Son mari est physicien nucléaire et son fils aîné ingénieur à Langley. Quant à Johnny, comme elle l’a souligné, il est incroyablement doué en mathématiques, en sciences. Cette lettre ne servira pas Johnny. Je regrette son geste.

— Tu parais t’être beaucoup investi dans ce garçon.

— Je déteste que des gens vulnérables deviennent des recours faciles face à un problème. Il suffit que quelqu’un soit différent et ne se conduise pas comme les autres pour qu’on le soupçonne d’être coupable de quelque chose.

— Selon moi, le procureur du comté d’Essex ne serait pas ravi de t’entendre.

J’imagine que c’est lui qui a engagé Benton pour procéder à l’évaluation de Johnny Donahue. Pourtant Benton n’agit pas à la manière d’un consultant, et sûrement pas comme quelqu’un qui travaille pour le bureau du procureur général de l’État. Il remplit un autre rôle.

— Déclarations trompeuses, absence de contact visuel, faux aveux. Un gamin atteint du syndrome d’Asperger, dans son isolement éternel et sa quête d’amis. Il n’est pas rare que les individus de ce type soient extrêmement influençables.

— Pourquoi chercherait-on à influencer Johnny pour lui faire endosser un crime ?

— Il suffit d’un rien, suggérer simplement quelque chose de suspect… Par exemple : « Quelle drôle de coïncidence que tu n’aies pas cessé d’évoquer une visite à Salem et que ce petit garçon se soit fait assassiner là-bas ! » Ou bien : « Tu t’es vraiment blessé en glissant la main dans le tiroir et en te rentrant le couteau dans la paume ? La chose aurait-elle pu se produire différemment sans que tu t’en souviennes ? » Il suffit que les gens imaginent la culpabilité et Johnny les imite. Il en vient à raconter ce qu’il pense que les gens veulent entendre. Il croit une chose parce qu’il pense que c’est ce que les gens veulent croire. Il n’a aucune compréhension des conséquences de son comportement. Statistiquement, les personnes affectées par le syndrome d’Asperger, surtout les adolescents, sont sur représentées parmi les innocents arrêtés et reconnus coupables de crimes.

D’un seul coup, les flocons de neige deviennent énormes et tournoient frénétiquement comme des pétales de cornouiller pris dans un vent violent. Benton abaisse le rapport de la boîte automatique Tiptronic et freine légèrement. Je suggère :

— Nous devrions peut-être nous garer.

Les phares réfléchissent la blancheur qui nous entoure et je ne distingue plus la route.

— Sacrée tempête, on dirait une microrafale, commente-t-il en inclinant le torse pour scruter droit devant lui, alors que de violentes bourrasques nous ballottent. Je crois que la meilleure chose à faire, c’est d’en sortir le plus vite possible.

— Tu ne penses pas qu’on devrait s’arrêter ?

— Nous sommes sur la chaussée et je distingue encore sur quelle voie nous roulons. Il n’y a rien en face et rien derrière, ajoute-t-il après avoir jeté un coup d’œil dans les rétroviseurs.

— J’espère que tu as raison.

Je ne fais pas uniquement allusion à la neige. Tout paraît inquiétant. Nous pourrions nous croire environnés de forces sinistres, nous adressant un avertissement.

— La démarche de Mme Donahue n’était pas très futée. Émotionnelle, bien intentionnée même, mais pas intelligente, reprend Benton en conduisant très lentement au sein de ce chaos blanc. Ce sont des éléments rapportés en dehors de toute procédure, qui ne serviront à rien. Il est préférable que tu ne l’appelles pas.

— Je vais devoir montrer la lettre à la police, ou tout au moins en parler, qu’elle décide de la suite à donner aux événements.

— Elle n’a fait qu’aggraver les choses, déclare-t-il comme s’il lui revenait de décider de la situation. Ne te laisse pas mêler à cette affaire en lui téléphonant.

— Si on excepte sa tentative d’influencer le bureau du médecin légiste, qu’a-t-elle aggravé ?

— Elle commet des erreurs sur plusieurs points clés. Johnny ne lit pas de livres d’horreur, fantastiques ou ultra-violents, pas plus qu’il ne regarde de films du même genre, en tout cas pas à ma connaissance, et ce détail n’est pas de nature à l’aider. Quant à Mark Bishop, il n’a pas été assassiné vers quatorze ou quinze heures, mais plutôt vers seize heures, et Mme Donahue n’a peut-être pas compris ce que cela impliquait, explique Benton tandis que la microrafale cesse aussi brutalement qu’elle a commencé.

La neige se transforme à nouveau en une sorte de grésil qui tourbillonne comme du sable sur la chaussée et s’accumule en congères superficielles sur les côtés de la route.

Benton poursuit :

— Johnny se trouvait effectivement au Biscuit avec son amie, mais d’après lui il y est resté jusqu’à quatorze heures, pas treize heures. Apparemment, ils ont fréquenté l’endroit à plusieurs reprises, mais je n’ai pas le sentiment qu’il a respecté scrupuleusement une routine en s’y rendant avec cette jeune fille tous les samedis de dix à treize heures.

Le Biscuit est situé sur Washington Street, à un quart d’heure à peine à pied de notre maison de Cambridge, et je songe aux samedis où, lorsque je me trouvais là, Benton et moi nous rendions dans le petit café aux bancs de bois et au menu inscrit à la craie sur des ardoises. Peut-être Johnny et son amie se sont-ils un jour trouvés là en même temps que nous. Je demande :

— À quelle heure son amie dit-elle qu’ils ont quitté le café ?

— Elle prétend qu’elle s’est levée de table vers treize heures et l’a planté là, parce qu’il se conduisait de façon bizarre et refusait de partir avec elle. D’après sa déposition à la police, Johnny parlait de se rendre à Salem pour se faire dire la bonne aventure, il délirait là-dessus. Il était toujours attablé lorsqu’elle a franchi la porte du café.

Que Benton ait examiné une déposition faite à la police ou connaisse les détails d’un témoignage éveille mon intérêt. Son rôle ne consiste pas à déterminer l’innocence ou la culpabilité, ni même à s’en préoccuper, mais à évaluer si le patient dit la vérité, fait semblant d’être malade ou est incapable de témoigner au tribunal.

— Quelqu’un présentant le syndrome d’Asperger aurait beaucoup de mal à maîtriser le concept de tirage de cartes, de bonne aventure, ou quoi que ce soit de ce genre.

Ma perplexité augmente à chacune de ses phrases.

Il s’adresse à moi comme s’il était enquêteur et que nous travaillions ensemble sur cette affaire, et pourtant, dès qu’il s’agit de Jack Fielding, il se montre cryptique. Le hasard n’a rien à voir là-dedans. Même s’il peut parfois donner l’impression contraire, mon mari laisse rarement échapper des informations. Lorsqu’il pense que je devrais être au courant d’un élément qu’il ne peut pas me confier, il trouve un moyen détourné de me le communiquer. Dans le cas contraire, il ne me fournit aucune aide. Un mode de vie très frustrant que nous avons été contraints d’adopter, mais au moins je peux affirmer que je ne m’ennuie jamais avec lui.

— Johnny ne peut pas réfléchir en termes d’abstraction, il ne comprend pas les métaphores. Il ne fonctionne que dans le très concret, explique-t-il.

— Et les autres clients du café ? Quelqu’un peut-il confirmer ce qu’a dit l’amie ou ce que soutient Johnny ?

— Pas de témoignage plus précis que la présence effective de Dawn Kincaid et lui samedi matin à cet endroit.

J’ai rarement vu Benton aussi préoccupé par un patient qu’il a évalué.

— Personne n’a remarqué s’il venait régulièrement, tous les samedis, et lorsque Johnny est passé à ses prétendus aveux, plusieurs jours s’étaient écoulés. Ahurissant à quel point les gens font preuve d’une mémoire merdique, pour y aller ensuite de suppositions !

Je récapitule ce que je viens d’entendre :

— Tu n’as donc pas d’autres éléments que les affirmations de Johnny, et maintenant ce que raconte sa mère dans cette lettre.

Il dit avoir quitté le Biscuit à quatorze heures, ce qui ne lui laissait pas nécessairement le temps de se rendre à Salem et de commettre le meurtre vers seize heures. Sa mère soutient qu’il est parti à treize heures, et à ce moment-là il pouvait avoir le temps.

— Et donc ça ne le sert pas vraiment, je le répète. Le contenu de la lettre de sa mère est désavantageux pour lui. Le seul véritable alibi qu’on puisse offrir, susceptible de démontrer que sa confession est une vaste connerie, se résume à une chronologie problématique. Cependant un décalage d’une heure fait toute la différence, ou en tout cas le pourrait.

J’imagine Johnny se levant de table au Biscuit vers treize heures et prenant la direction de Salem. Compte tenu de la circulation, une fois sorti de Cambridge ou Somerville, puis empruntant l’Interstate 95 en direction du nord, il aurait pu se trouver devant la maison des Bishop, située dans le quartier historique, vers quatorze heures ou quatorze heures trente.

— Il a une voiture ?

— Il ne conduit pas.

— Alors en taxi, en train ? À cette époque de l’année, il n’y a pas de ferry. Ils ne naviguent pas avant le printemps et il aurait été obligé d’embarquer à Boston. Mais tu as raison. Sans voiture à sa disposition, il aurait mis plus longtemps à arriver là-bas. Une heure, ça fait une sacrée différence pour quelqu’un qui doit trouver un moyen de transport.

— D’où Mme Donahue sort-elle ce détail ? s’interroge-t-il. Johnny lui-même ? Peut-être a-t-il encore modifié sa version ? Il assure avoir quitté le Biscuit à quatorze heures, pas treize heures. D’un autre côté, peut-être a-t-il modifié ce point plutôt crucial parce qu’il pense que c’est ce qu’on a envie d’entendre. Ce serait étrange pourtant, très étrange.

— Mais toi, tu étais avec lui ce matin ?

— Jamais je ne chercherais à l’influencer pour qu’il modifie une déclaration.

Benton implique que cet élément est nouveau et qu’il ne pense pas que Johnny ait modifié sa version quant à l’heure à laquelle il a quitté le café. Mme Donahue a-t-elle commis une erreur ? Alors que je considère cette possibilité, j’ai l’impression que quelque chose ne va pas.

— De toute façon, comment aurait-il pu se rendre à Salem ? demandé-je.

— En taxi ou en train, à ceci près qu’il n’existe aucune trace. Personne ne l’a remarqué. On n’a trouvé aucun reçu ou ticket, rien qui prouve qu’il se soit jamais trouvé à Salem ou entretienne un lien quelconque avec la famille Bishop. Excepté ses aveux, il n’y a rien, assène Benton tandis qu’il lève les yeux vers le rétroviseur central. Et le plus important dans tout cela, c’est que sa version est en tout point semblable à celle qui a été diffusée aux informations. Au fur et à mesure que les reportages ou les théories changent, il fait varier les détails en conséquence. Voilà un élément exact dans la lettre de sa mère : il répète mot pour mot, comme un perroquet, y compris lorsque quelqu’un suggère une hypothèse ou une information – en d’autres termes, l’amène là où il veut. Influençable, vulnérable à la manipulation, un comportement qui éveille la suspicion, voilà des signes distinctifs du syndrome d’Asperger, précise-t-il en jetant de nouveau un coup d’œil dans le rétroviseur. Ainsi que l’attention aux détails, aux vétilles qui peuvent paraître bizarres à la majorité des gens. L’heure qu’il est, par exemple. Il a toujours soutenu qu’il avait quitté le Biscuit à quatorze heures. Quatorze heures trois, pour être précis. Quand tu demandes à Johnny l’heure qu’il est, ou à quelle heure il a fait quelque chose, il te répondra quasiment à la seconde près.

— Alors pourquoi changer de version ?

— À mon avis, il n’a rien fait de la sorte !

— S’il tient réellement à ce que les gens croient qu’il a tué Mark Bishop, il devrait affirmer avoir quitté le café plus tôt.

— Le problème n’est pas qu’il y tient. Il le croit, lui. Pas à cause de ses souvenirs, mais en raison de son absence de souvenirs et de ce qu’on lui a suggéré.

— Qui ça ? Il semble qu’il ait avoué avant même d’être considéré suspect et interrogé. La police ne lui a pas extorqué d’aveux forcés, par exemple.

— Il ne se souvient de rien. Il est convaincu qu’après avoir quitté le Biscuit à quatorze heures, il a souffert d’un épisode dissociatif, qu’il s’est retrouvé sans savoir comment à Salem et a tué un petit garçon avec un pistolet à clous…

Je l’interromps :

— Non. Voilà une chose que je peux t’affirmer avec certitude. Ni lui ni personne n’a tué Mark Bishop avec un pistolet à clous.

Sans rien dire, Benton accélère. Les flocons de neige semblent s’être transformés en grêlons qui claquent en percutant la carrosserie.

— Mme Donahue semble également avoir mal interprété le diagnostic de Jack, dis-je avec conviction, tandis qu’une autre partie de moi ne cesse de s’interroger sur l’attitude à adopter vis-à-vis de cette femme.

Sans doute suivre le conseil de Benton et ne pas l’appeler. Demain matin, à la première heure, je demanderai à mon assistant administratif, Bryce, de la contacter pour lui expliquer qu’à mon grand regret je ne puis discuter avec elle du dossier Mark Bishop, ni d’ailleurs d’aucun autre. Bryce ne doit surtout pas donner l’impression que je suis trop occupée ou insensible à la détresse de Mme Donahue. Je repense alors à la mère du première classe Gabriel, aux douloureux reproches qu’elle m’a jetés à la figure ce matin à Dover. Je m’enquiers :

— Je suppose que tu as pris connaissance du rapport d’autopsie ?

— Oui.

— Alors tu sais que rien dans le rapport de Jack ne mentionne un pistolet à clous. La seule chose qu’il indique, c’est que la mort est due à des blessures provoquées par des clous ayant pénétré le cerveau.

J’en viens à la conclusion qu’il m’est impossible de laisser Bryce passer ce coup de téléphone à ma place. Je vais le faire moi-même et prier Mme Donahue de ne plus me contacter, en insistant sur le fait que j’agis dans son propre intérêt. Puis, de nouveau, le doute m’envahit. Indécise, j’hésite entre les différentes attitudes à adopter à son égard. J’ai toujours eu confiance en ma capacité à gérer les gens dévastés par le chagrin, ou furieux et égarés, mais je ne comprends pas ce qui s’est produit ce matin. Mme Gabriel m’a traitée de sectaire, de fanatique. Je n’avais jamais encore eu droit à cela !

— L’hypothèse d’un pistolet à clous n’a pas été exclue par les intervenants compétents, m’informe Benton. Y compris Jack.

— Je trouve cela quasiment impossible à croire.

— Il en a parlé.

— Première nouvelle.

— Il n’a cessé de le clamer à qui voulait l’entendre. Je me fiche de ce qu’il y a d’écrit dans son rapport, dans la paperasse que tu as vue, répète Benton en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur.

— Pourquoi irait-il soutenir une chose contraire aux rapports de labo ?

— Je te communique simplement ce que je sais de source sûre : il a dit que l’arme du crime était un pistolet à clous, insiste Benton.

— Voilà une déclaration qui s’oppose totalement aux faits scientifiques et médicaux.

Loin derrière nous, j’aperçois des phares dans mon rétroviseur extérieur. J’explique :

— Un pistolet à clous laisse des marques d’outil correspondant à un seul coup mécanique, de la même façon que l’empreinte d’un percuteur sur une douille. Au lieu de cela, nous avons dans ce cas des impacts sur les clous qui correspondent à un marteau manuel. Le cuir chevelu et le crâne du garçon, ainsi que les contusions cérébrales sous-jacentes, portaient des traces de marteau. Les pistolets à clous abandonnent souvent un résidu similaire à celui d’un tir d’une arme à feu. Or, aucun dépôt de plomb ou de baryum n’a été détecté sur les blessures de Mark Bishop. Ce n’est pas un pistolet à clous qui a été utilisé. Si tu sous-entends que la police et le procureur sont convaincus du contraire, les bras m’en tombent.

— Dans cette affaire, les gens ont choisi de croire un certain nombre de choses. Ce n’est pas difficile à comprendre, déclare Benton tout en accélérant pour atteindre la vitesse limite autorisée.

Je jette un nouveau coup d’œil dans mon rétroviseur : les phares se sont rapprochés. Des feux puissants aux reflets bleus et blancs illuminent mon rétroviseur. Il doit s’agir d’un gros véhicule utilitaire sport avec des feux de brouillard et des phares au xénon. Marino, me dis-je. Et derrière lui, je l’espère, Lucy.

— Ils ont tant envie de croire aux aveux de Johnny, explique Benton. Ils veulent penser que l’agression a été fulgurante, que Mark Bishop n’a pas pu la voir venir, sinon il se serait débattu tel un beau diable. Bon Dieu, tout le monde se refuse à envisager qu’on ait maintenu un enfant qui savait ce qui allait lui arriver avant de lui enfoncer des clous dans le crâne à l’aide d’un marteau !

— Il ne portait aucune marque de défense. Pas de signe de lutte, aucun indice tendant à prouver qu’il ait été maîtrisé. Tout est indiqué dans le rapport de Jack. Je suis certaine que tu l’as vu, et qu’il a expliqué tout cela à la police et au procureur.

— J’aurais préféré que ce soit toi qui pratiques l’autopsie, déclare Benton en regardant alternativement ses deux rétroviseurs.

— Qu’a raconté Jack, hormis ce qui se trouvait dans son rapport ? En plus de cette histoire de pistolet à clous ?

Benton ne répond pas.

— Tu n’en sais peut-être rien, dis-je, quoique convaincue du contraire.

— Il a assuré qu’il ne pouvait pas exclure la possibilité d’un pistolet à clous. Après qu’on lui a posé la question, à la suite de la confession de Johnny, il a affirmé qu’il était impossible d’émettre un avis définitif. On a spécifiquement et directement demandé à Jack si l’arme du crime pouvait être un pistolet à clous.

— La réponse est non, incontestablement.

— Vous en discuterez entre vous, Ray. Il a affirmé qu’il était impossible d’établir une certitude dans cette affaire, qu’un pistolet à clous n’était pas exclu.

Je réplique :

— Moi, je te dis que c’est impossible et qu’on peut parfaitement parvenir à une certitude. Et à l’exception de ce que j’ai vu sur Internet – dont je ne tiens pas compte, comme de la majorité des informations relayées par les médias, à moins d’être certaine des sources –, c’est la première fois que j’entends évoquer un pistolet à clous.

— Fielding a expliqué que si on pressait un pistolet à clous contre la tête de quelqu’un, on obtiendrait une marque similaire à celle abandonnée par la gueule d’un canon à la suite d’une blessure d’arme à feu à bout touchant. Et qu’il est possible que ce soit ce qu’on distingue sur le cuir chevelu et les tissus sous-jacents. Voilà la raison pour laquelle il n’y a pas de trace de lutte ou d’indice qui laisse à penser que le garçonnet savait ce qui allait se produire.

— Non, rien à voir avec la marque d’une blessure par balle à bout touchant. De plus, c’est impossible. Les blessures que j’ai vues sur les photos ont été faites par un marteau. De surcroît, qu’il n’existe pas de traces de lutte ne prouve d’aucune façon que l’enfant n’a pas été contraint de coopérer, ou amadoué, manipulé. D’une façon ou d’une autre. Tout cela me donne l’impression que certaines personnes choisissent délibérément d’ignorer les faits, à cause de ce qu’elles préféreraient croire. C’est très dangereux.

— Selon moi, c’est Fielding qui ignore les faits rapportés dans le dossier, peut-être intentionnellement.

— Seigneur, Benton ! Fielding a beaucoup de défauts, mais quand même…

— À moins qu’il ne s’agisse de négligence. C’est l’un ou l’autre, déclare-t-il d’un ton qui me laisse penser qu’il a quelque chose derrière la tête. Écoute, tu as fait de ton mieux ces derniers mois.

— Et qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

Mais je le sais. Cela signifie exactement ce que j’ai redouté chaque jour qu’a duré mon absence.

— Tu te souviens, si tu remontes à la nuit des temps, à Richmond, quand il était en spécialisation chez toi après son internat ? lance Benton.

Il se rapproche d’une zone interdite. Mais comment pourrait-il en être conscient ?

— Dès le premier jour, poursuit-il, il s’est montré incapable d’autopsier des enfants. C’est un fait, et tu l’as souligné. Lorsque le cadavre d’un enfant arrivait à la morgue, Jack prenait ses jambes à son cou, disparaissait parfois plusieurs jours d’affilée. Tu sillonnais la ville en voiture pour essayer de le retrouver, chez lui, dans son bar favori, à ce foutu gymnase et salle de taekwondo, pendant qu’il buvait jusqu’à tomber raide par terre ou flanquer une raclée à un type quelconque. Bon sang, aucun d’entre nous n’aime s’occuper d’enfants morts, mais lui, il a un vrai problème !

J’aurais dû pousser Fielding à s’orienter vers l’anatomie pathologique en chirurgie, à travailler dans un laboratoire hospitalier, à pratiquer des biopsies. Au lieu de cela, je l’ai encouragé à poursuivre en médecine légale, j’ai joué auprès de lui le rôle de mentor.

— Et pourtant il accepte l’affaire Bishop, insiste Benton, alors qu’il aurait pu la confier à un autre de tes médecins légistes. J’espère simplement qu’il n’a pas menti. J’espère vraiment qu’il n’a pas fait ça, en plus de tout le reste !

Je suis pourtant certaine que c’est exactement ce qu’il pense.

— En plus de quoi, tout le reste ?

Je jette un regard dans mon rétroviseur latéral, en me demandant pourquoi Marino colle à notre pare-chocs.

— J’espère qu’il n’a pas été encouragé à suggérer cette hypothèse d’un pistolet à clous et assez bête pour obéir.

Benton a une façon bien particulière de vérifier ses rétroviseurs, sans remuer la tête. Après toutes ces années de travail d’infiltration, d’obligation perpétuelle de surveiller ses arrières… Certaines habitudes ne se perdent jamais.

— Qui ça ?

— Aucune idée.

— Si, on dirait que tu le sais, mais que tu n’as pas l’intention de me mettre au courant.

Inutile d’insister. S’il ne me le dit pas, c’est qu’il ne le peut pas. Voilà vingt ans que durent ces échanges tortueux, toujours aussi pénibles. Il poursuit :

— Les flics veulent boucler l’affaire, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Pour eux, l’arme du crime est un pistolet à clous, parce que ça colle avec les aveux de Johnny et parce que cette explication est plus confortable que celle impliquant un marteau. Que quelqu’un ait pu manipuler Jack m’inquiète.

— Tu en es sûr ? Ou bien tu le supputes ?

— Au fond, ce qui me préoccupe le plus, déclare-t-il alors, c’est que Jack soit le manipulateur.

À son ton, je déduis qu’il le pense vraiment. Agacée, je m’exclame :

— Si Marino pouvait cesser de coller à notre pare-chocs, il m’aveugle avec ses fichus phares ! Qu’est-ce qu’il fabrique ?

— Ce n’est pas Marino. Sa Suburban n’est pas équipée de ce genre de feux, et il a une plaque d’immatriculation à l’avant, pas cette voiture-là. Il s’agit d’un véhicule d’un autre État, sans obligation de plaque à l’avant. Elle a été ôtée ou dissimulée.

Je me retourne et les lumières me blessent les yeux. Le SUV roule à une dizaine de mètres derrière nous.

— Peut-être qu’il veut nous doubler ? je suggère.

— On va voir, mais j’en doute.

Benton ralentit et le SUV fait de même.

— Toi, je vais t’obliger à nous dépasser, déclare Benton en s’adressant au conducteur derrière nous. Note le numéro de la plaque arrière quand il va passer, me jette-t-il.

Nous sommes quasiment arrêtés sur la route, et l’autre voiture nous imite. Puis le conducteur recule rapidement, effectue un demi-tour et repart à toute vitesse dans l’autre sens, tandis que ses feux arrière disparaissent rapidement dans la nuit sur la route enneigée.

Je ne distingue pas la plaque minéralogique arrière, ni aucun autre détail, si ce n’est que le véhicule est de taille imposante et de couleur sombre.

— Pourquoi quelqu’un nous suivrait-il ? dis-je à Benton comme s’il était susceptible de le savoir.

— Je n’ai pas la moindre idée de ce qui vient de se passer.

— Quelqu’un nous suivait, voilà ce qui vient de se passer ! Et il était trop près à cause du temps affreux, parce que la visibilité est tellement mauvaise qu’à moins de se rapprocher, on peut facilement perdre un véhicule qui change brusquement de direction.

— En tout cas, c’est un pauvre type, pas très malin. À moins qu’il n’ait délibérément tenu à ce qu’on s’aperçoive de sa filature ou qu’il ait cru qu’on ne le remarquerait pas.

— Mais comment est-ce même possible ? Nous venons de traverser un blizzard. D’où pouvait-il sortir, bon sang ? Pas de nulle part !

Benton décroche son téléphone et compose un numéro.

— Où êtes-vous ? demande-t-il à son interlocuteur, avant d’ajouter après un silence : Un gros SUV avec feux de brouillard, phares au xénon, pas de plaque à l’avant, cul à cul avec nous. C’est ça. Il a fait demi-tour et est reparti dans l’autre sens à toute vitesse. Oui, sur la route 2. Vous n’avez rien croisé de ce genre ? Ça, c’est bizarre. Il a dû bifurquer quelque part. Bon, si… Oui. Merci.

Benton repose son téléphone sur la console, puis m’explique :

— Marino se trouve à quelques minutes derrière nous et Lucy le suit. Le SUV s’est évanoui dans la nature. Si quelqu’un est assez stupide pour vouloir nous suivre, il recommencera et on élucidera ça. Et si le but consistait à nous intimider, alors, qui que ce soit, il fait preuve d’une grande méconnaissance de sa cible.

— Nous sommes transformés en cible maintenant ?

— Quelqu’un de bien informé ne s’y frotterait pas, lâche Benton.

— À cause de toi.

Il ne répond pas. Pourtant c’est la vérité. N’importe qui connaissant un peu Benton saurait à quel point il est téméraire d’espérer l’intimider. Je ressens sa dureté, son aura d’inflexibilité. Je sais de quoi il devient capable un fois menacé. Lorsqu’on se mesure à eux, Lucy et lui se ressemblent : ils adorent ça. Benton est juste plus calme, calculateur et mesuré que ne le sera jamais ma nièce.

— Erica Donahue, dis-je.

C’est la première idée qui vient à l’esprit. J’explique :

— Elle a déjà envoyé quelqu’un pour nous intercepter, et je doute qu’elle réalise à quel point le beau et charmant psychologue d’Harvard qui s’occupe de son fils peut devenir dangereux.

Nul sourire ne flotte sur les lèvres de Benton.

— Ça ne rime à rien, argumente-t-il.

— Combien de gens sont au courant de nos déplacements ?

Inutile d’essayer d’alléger l’atmosphère, inexorablement dense. Benton a son propre niveau de vigilance, différent de celui de Lucy et qu’il dissimule beaucoup mieux. Je poursuis :

— Ou de mes déplacements ? Combien ? En plus de la mère ou du chauffeur. Qu’a donc fait Jack ?

Benton accélère sans me répondre.

— Tu ne penses pas que Jack ait une raison de nous intimider ? Ou tout au moins d’essayer ?

Il reste silencieux et nous continuons de rouler sans échanger un mot. Aucun signe du SUV aux phares au xénon et aux feux de brouillard. Benton finit par déclarer d’un ton plat qui trahit une absence totale de compassion :

— Lucy le soupçonne de boire beaucoup trop. Mais tu devrais en discuter avec elle et Marino.

Il n’éprouve à l’égard de Fielding que du mépris, même si la plupart du temps il s’abstient d’y faire allusion. J’en reviens à mes questions :

— Mais pourquoi Jack mentirait-il, tenterait-il d’influencer qui que ce soit ?

— À l’évidence, il arrive très tard au travail et disparaît soudain. De surcroît, ses problèmes dermatologiques ont refait surface, énumère Benton en évitant de répondre directement. Merde, j’espère vraiment qu’il ne reprend pas de stéroïdes en plus, surtout à son âge.

J’évite mon habituel refrain de défense, lorsque je ressasse que les problèmes d’eczéma, d’alopécie de Fielding ressurgissent dès qu’il est terriblement stressé. Mon assistant a toujours été obsédé par son corps, sa forme physique, un cas classique de bigorexie, de dysmorphie musculaire que l’on peut sans conteste lier aux abus sexuels dont il a été victime dans son enfance. Il serait absurde d’égrener tous mes arguments en ce moment et, pour une fois, je m’en abstiendrai. Je continue à jeter des regards en biais vers le rétroviseur latéral. Les feux de brouillard et les phares au xénon ont disparu. Je répète ma question :

— Pourquoi Jack mentirait-il ? Quelle raison aurait-il d’essayer d’influencer qui que ce soit dans cette affaire ?

— Je n’arrive pas à imaginer comment on peut faire tenir tranquille un gamin pendant qu’on lui inflige ça, déclare-t-il en revenant à Mark Bishop. La famille se trouvait dans la maison, et ils assurent qu’ils n’ont pas entendu de cris, rien du tout. Selon eux. Mark jouait et l’instant d’après il était allongé face contre terre dans la cour. Je tente de recomposer les événements sans y parvenir.

— D’accord, nous allons parler de ça, puisque tu ne répondras pas à ma question.

— J’ai essayé de me représenter la scène, de la reconstituer, sans résultat. La famille était chez elle. La cour est de taille modeste. Comment est-il possible que personne n’ait rien vu ni entendu ? s’obstine-t-il, le visage sombre, tandis que nous passons devant Lanes & Games, où Marino joue au bowling avec son association. Quel est le nom de son équipe ? Pas de quartier. Ses nouveaux copains sont des militaires et des représentants de la loi.

— Je croyais avoir tout vu. Pourtant je n’arrive tout simplement pas à imaginer comment les choses ont pu se passer, répète encore une fois Benton, qui ne peut ou ne veut pas me confier ce qu’il a en tête à propos de Fielding.

— Détrompe-toi, il s’agit de quelqu’un qui savait exactement ce qu’il faisait.

En effet, je me représente très bien le déroulement du crime. J’imagine ce qu’a accompli le meurtrier dans le moindre détail effroyable.

— Un individu capable de mettre le petit garçon à l’aise, de le persuader par la ruse de suivre ses instructions. Peut-être Mark a-t-il pensé qu’il s’agissait d’une mise en scène, d’un jeu.

Benton réfléchit :

— Un inconnu débarque dans son arrière-cour et le convainc de participer à un jeu durant lequel on va lui planter des clous dans le crâne – enfin, où on va faire semblant, plus probablement ? Peut-être. Un inconnu ? Là, je me pose des questions. Te parler m’a manqué.

— Non, pas un inconnu, tout au moins pas aux yeux de Mark. Je suppose qu’il n’avait aucune raison de se méfier de cette personne, quoi qu’elle puisse lui demander, dis-je en me fondant sur ce que je sais de ses blessures ou plutôt de l’absence de certaines. Le corps ne présente aucun signe de lutte ou de tentative de fuite évoquant la terreur ou la panique. Il est probable que le meurtrier lui était familier ou que, pour une raison que nous ignorons, il s’est senti enclin à coopérer. Moi aussi, te parler m’a manqué, mais maintenant je suis là et tu ne me dis rien !

— Bien sûr que si.

— Un de ces jours, je vais verser du penthotal dans ton verre et découvrir tout ce que tu ne m’as jamais raconté.

— Si seulement ça marchait, je te rendrais la pareille, plaisante mon mari. Mais on se retrouverait sérieusement dans la panade, tous les deux. Tu ne tiens pas à tout savoir. En tout cas tu ne devrais pas, et moi non plus sans doute.

— Quatre heures de l’après-midi, un 30 janvier, dis-je en songeant à l’intensité lumineuse au moment du meurtre du petit garçon. À quelle heure la nuit est-elle tombée ce jour-là ? Quel temps faisait-il ?

— Froid, couvert, et à quatre heures et demie l’obscurité était complète.

Je ne m’étonne pas qu’il puisse répondre. Ces détails sont les premiers que Benton aurait cherchés s’il avait été chargé de l’enquête.

— J’essaye de me souvenir si le sol était recouvert de neige, dis-je.

— Pas à Salem. Il pleut beaucoup à cause du port. L’eau réchauffe l’air.

— On n’a donc pas retrouvé d’empreintes de chaussures dans la cour des Bishop.

— Non. Et à quatre heures la nuit tombait, l’arrière-cour était plongée dans la pénombre, en partie à cause des arbres et des massifs d’arbustes, explique Benton comme s’il devenait l’enquêteur responsable. D’après les témoignages de la famille, la mère, Mme Bishop, est sortie à quatre heures vingt pour dire à Mark de rentrer à la maison, et elle l’a trouvé gisant dans les feuilles, face contre terre.

— Pourquoi partir du présupposé qu’il venait d’être assassiné lorsqu’elle l’a trouvé ? Les constatations physiques ne nous permettent pas de fixer précisément l’heure de la mort à seize heures.

— Les parents se souviennent d’avoir jeté un œil par la fenêtre vers quatre heures moins le quart, et ils ont vu Mark en train de jouer.

— De jouer ? Quelle sorte de jeu ?

— Je ne sais pas au juste. J’aimerais parler à la famille. Il manque beaucoup d’éléments.

Benton se montre de nouveau évasif. Je le soupçonne de les avoir déjà rencontrés. Il poursuit :

— Donc il jouait seul dans la cour, et quand sa mère a regardé par la fenêtre vers seize heures quinze, elle ne l’a pas vu. Elle est sortie et l’a trouvé gisant au sol, a tenté de le ranimer, l’a soulevé dans ses bras et s’est précipitée dans la maison. Elle a appelé les secours à exactement seize heures vingt-trois, hystérique, disant que son fils ne bougeait plus et ne respirait plus, qu’elle pensait qu’il s’était étouffé avec quelque chose.

— Pourquoi a-t-elle pensé ça ?

— Visiblement, avant de sortir jouer dehors, il avait mis des sucreries restant de Noël dans sa poche. Des bonbons. Et la dernière chose que lui a dite sa mère, c’est de faire attention et de ne pas courir ou sauter en les suçant.

Je ne peux m’empêcher de songer que c’est typiquement le genre de détails que Benton aurait soutirés lui-même aux Bishop. Je suis maintenant convaincue qu’il a discuté avec eux.

— Et on sait à quoi il jouait ? Il courait, gambadait, sautait, tout cela seul ?

De nouveau insaisissable, Benton se contente de préciser :

— Ce n’est qu’après les aveux de Johnny que j’ai été mêlé à cette affaire.

Pour une raison que j’ignore, il ne tient pas à parler de ce que faisait Mark dans son arrière-cour.

— Mme Bishop a raconté plus tard à la police qu’elle n’avait vu personne dans les parages, reprend-il. Aucune trace ne laisse penser qu’un individu se trouvait dans leur propriété, et elle n’a appris que son fils avait été assassiné qu’une fois aux urgences. Les clous, enfoncés jusqu’au bout, étaient dissimulés par ses cheveux. Peu de sang avait coulé. Et les chaussures de l’enfant avaient disparu. Il portait une paire d’Adidas pour jouer dans la cour. On ne les a toujours pas retrouvées.

Je persiste :

— Un petit garçon jouant dans sa cour à la tombée de la nuit. Encore une fois, difficile d’envisager qu’il ne se soit pas défié d’un inconnu. À moins qu’il ne symbolise quelque chose en quoi il avait instinctivement confiance.

— Un pompier, un policier, le type qui conduit le camion de glaces, ce genre de trucs, réfléchit Benton avec décontraction, comme si ce sujet-là ne présentait aucun danger. Ou, pire encore, un membre de sa famille.

— Un membre de sa famille l’aurait tué d’une façon aussi sadique et monstrueuse, puis aurait pris ses chaussures ? Pour emporter un souvenir ?

— Ou bien c’est ce qu’on a voulu faire croire.

— Je ne suis pas psychologue légale. Je me glisse dans ton rôle et je ne devrais pas. J’aimerais voir où s’est produit le meurtre. Jack ne s’est pas rendu sur la scène du crime, alors qu’il aurait dû procéder à une visite rétrospective, dis-je tandis que mon humeur s’assombrit.

De fait, Jack Fielding ne s’est pas déplacé sur la scène de crime de Mark Bishop, non plus qu’à Norton’s Woods.

— Ou bien un autre gamin ? suggère Benton. Des gosses pris dans un jeu qui a tourné au tragique.

— En ce cas, il s’agissait d’un enfant remarquablement au fait de l’anatomie.

Je me remémore les clichés d’autopsie, la tête du petit garçon avec le cuir chevelu repoussé. Je revois les CT scans, les images en 3D de quatre clous de fer longs de cinq centimètres enfoncés dans le cerveau. J’explique :

— Celui qui a fait ça n’aurait pas pu choisir d’emplacements plus létaux. Trois des clous ont transpercé le lobe temporal au-dessus de l’oreille gauche et pénétré le pont de Varole. Le dernier a été enfoncé à l’arrière du crâne, de façon ascendante, pour endommager la jonction cervico-médullaire, la partie supérieure de la moelle épinière.

— La mort est survenue quand ?

— Rapidement. Rien que le clou à l’arrière de la tête aurait pu le tuer en l’espace de quelques minutes, le temps nécessaire à ce qui s’apparente à une mort par asphyxie. Une blessure au niveau des vertèbres cervicales Cl et C2 interfère avec la respiration. La police, le procureur ou d’ailleurs un jury auraient beaucoup de mal à croire qu’un autre enfant soit à l’origine de telles blessures. A priori, l’intention était de provoquer une mort très rapide, et l’agression a été préméditée, à moins que le marteau et les clous ne se soient trouvés sur place, dans la cour ou la maison, ce qui n’était pas le cas aux dires de tous, non ?

— On a bien retrouvé un marteau. Cela étant, quelle maison n’en possède pas ? Et les marques de l’outil ne correspondent pas. Mais tu le sais d’après les rapports d’analyse, Kay. Quant aux clous, aucun ne ressemble à ceux qui l’ont tué. On n’en a pas trouvé de similaires chez les Bishop, non plus qu’un pistolet à clous.

— Il s’agissait de clous à parquet, à tête en L.

Benton répète :

— On n’a trouvé aucune trace de clous de ce genre dans la maison, d’après la police.

— Ce sont des clous en fer, et non en acier.

Je poursuis avec les détails des clichés et des rapports de labo, et, en m’entendant, j’ai conscience de passer en revue cette affaire avec Benton comme si elle dépendait de moi ou de lui. J’ai l’impression que nous travaillons ensemble ainsi que nous en avions l’habitude au tout début de notre collaboration. J’ajoute :

— Avec des traces de rouille en dépit de la couche protectrice de zinc, ce qui laisse à penser qu’ils n’étaient pas flambant neufs, qu’ils devaient traîner quelque part, exposés à l’humidité, peut-être même à l’eau de mer.

— Il n’y avait rien de tout cela sur la scène du crime. Ni clous à parquet à tête en L, ni clous en fer d’aucune sorte. Le père a répandu la rumeur à propos d’un pistolet à clous, tout au moins en public.

— En public ? Tu veux dire qu’il en a parlé aux médias.

— Oui.

— Mais quand ? Quand leur en a-t-il parlé ? Voilà la question importante. D’où est venue la rumeur, et quand ? Est-on sûr et certain que le père en soit l’auteur ? Parce que, dans ce cas, c’est significatif. Cela laisserait entendre qu’il se bâtit un alibi en parlant d’une arme qu’il ne possède pas et qu’il essaie de lancer la police sur une fausse piste, dis-je.

— Nous sommes d’accord. M. Bishop a peut-être suggéré le pistolet à clous aux médias, mais la question est : quelqu’un lui a-t-il d’abord mis cette idée en tête ?

Je devine de nouvelles subtilités, et il me vient à l’esprit que Benton sait très bien où est née la rumeur du pistolet à clous. Il sait qui en est l’instigateur, et il n’est pas très difficile de voir où il veut en venir. Jack Fielding tente de manipuler l’opinion sur cette affaire. Peut-être Fielding est-il derrière cette hypothèse qui s’est répandue partout.

— Nous devrions procéder à un examen rétrospectif. Je ne me souviens plus du nom de l’enquêteur de Salem ?

Il y a tant à faire, tant de choses que j’ai manquées. Je sais à peine par où commencer.

— Saint Hilaire. James de son prénom, me renseigne Benton.

— Je ne le connais pas.

De fait, je suis devenue étrangère à ma propre existence.

— Il est convaincu de la culpabilité de Johnny Donahue, explique Benton. D’où ma véritable inquiétude : selon moi, l’inculpation de Johnny pour meurtre au premier degré n’est qu’une question de temps, et nous devons agir vite. Les choses ne vont pas s’arranger une fois que Saint Hilaire aura lu la lettre que Mme Donahue vient de t’écrire. Il n’en sera que plus convaincu. Nous devons nous démener, et rapidement. Certes, je suis censé m’en fiche. Mais ce n’est pas le cas, parce que Johnny n’est pas coupable et qu’aucun jury ne va l’apprécier. Il ne se conduit pas correctement. Il cerne mal les gens, et eux font de même. Ils le trouvent insensible et arrogant. Des trucs pas drôles du tout le font rire et glousser. Il est impoli, brusque, et ne perçoit pas ce qui se passe autour de lui. Toute cette histoire est une parodie, une absurdité, probablement un des exemples les plus classiques de faux aveux que j’aie jamais vus.

Je l’interroge :

— Alors pourquoi se trouve-t-il en unité fermée au McLean ?

— Il a effectivement besoin d’un traitement psychiatrique, pourtant il ne devrait pas être bouclé dans une unité de patients psychotiques. C’est mon opinion, mais personne n’en tient compte. Tu peux peut-être parler à Renaud et à Saint Hilaire, et ils t’écouteront, toi. Nous irons à Salem pour passer le dossier en revue avec eux. Et on en profitera pour jeter un œil sur les lieux.

— Et la dépression de Johnny ? Si on en croit sa mère, ses trois premières années à Harvard se sont très bien déroulées, et brusquement il doit être hospitalisé ? Quel âge a-t-il ?

— Dix-huit ans. L’automne dernier, il a entamé sa dernière année à Harvard, et son état s’est sensiblement dégradé. Verbalement et sexuellement agressif, de plus en plus agité et paranoïaque. Désordre de la réflexion, perception faussée. Des symptômes semblables à ceux de la schizophrénie.

— La drogue ?

— Aucun indice ne permet de le penser. Lorsqu’il a avoué le meurtre, il a été soumis aux tests, qui se sont révélés négatifs. Même ses cheveux ne contenaient aucune trace de drogue ou d’alcool. Son amie Dawn Kincaid étudie au MIT, et Johnny et elle travaillaient sur un projet. L’état de Johnny l’a tellement inquiétée qu’elle a fini par appeler sa famille. Cela se passait en décembre. Puis, il y a de cela une semaine, Johnny a été admis au McLean avec une plaie par arme blanche à la main. Il a annoncé à son psychiatre qu’il avait tué Mark Bishop, prétendant qu’il avait pris le train pour Salem avec un pistolet à clous dans son sac à dos. Il aurait eu besoin d’un sacrifice humain pour se débarrasser de l’entité démoniaque qui s’était emparée de sa vie.

— Pourquoi des clous ? Pourquoi pas une autre arme ?

— Un truc à voir avec les pouvoirs magiques du fer. Tous ces détails ont traîné dans les médias.

Je me souviens d’avoir vu quelque chose sur Internet à propos d’os du démon, ce que je mentionne à Benton.

— Tout à fait. On prétend que c’est ainsi qu’on aurait baptisé le fer dans l’ancienne Égypte. Du coup, certaines boutiques de Salem vendent ces fameux os du démon.

— Noués en forme de X, protégés dans une pochette en satin rouge. J’en ai vu dans les magasins de sorcellerie de Salem. Mais pas le même type de clous. Ceux qu’on y trouve ressemblent plutôt à des pointes et sont censés avoir l’air d’antiquités. Je doute qu’ils soient galvanisés.

— Le fer a la réputation de protéger des esprits malfaisants, ce qui explique pourquoi Johnny aurait utilisé des clous de ce métal. En tout cas, c’est sa version. Totalement dénuée d’originalité : comme tu viens de le souligner, durant les jours qui ont précédé ses aveux cette hypothèse courait déjà dans tous les reportages. (Benton fait une pause, puis ajoute :) Tes propres services ont suggéré la magie noire comme mobile possible, sans doute à cause du lien avec Salem.

— Offrir des théories ne relève pas de nos compétences. Notre travail consiste à nous montrer impartiaux et objectifs. Nous avons suggéré une chose pareille ? Que veux-tu dire par là ?

— Le sujet a été discuté, voilà tout.

J’insiste, bien que connaissant la raison :

— Avec qui ?

— Jack a toujours été un électron libre, mais il semble avoir perdu le peu de maîtrise qui lui restait, conclut Benton.

— Nous avons définitivement établi le fait que Jack constitue un problème auquel je ne peux plus trouver de solution.

J’en reviens à ce que Benton a mentionné plus tôt, à propos de l’amie du MIT de Johnny Donahue :

— Sur quel projet travaillaient-ils ? Et quelle est la spécialisation de Johnny ?

— La science informatique. Depuis le début de l’été dernier, il était stagiaire chez Otwahl Technologies, à Cambridge. Il est particulièrement doué dans certains domaines, ainsi que l’a souligné sa mère…

— Stagiaire en quoi ? Qu’y faisait-il ?

Je revois la façade de béton précoulé d’Otwahl, qui se dresse tel le vertigineux barrage Hoover du Colorado, non loin de l’endroit que nous venons de traverser, cette partie de Cambridge où le SUV aux phares au xénon nous a suivis avant de s’évanouir dans l’obscurité.

— Génie logiciel appliqué aux robots de reconnaissance et aux technologies voisines, répond Benton comme si le sujet n’avait guère d’importance puisqu’il ignore ce que je sais à propos de ces robots.

Des drones terrestres télécommandés, des robots militaires semblables au prototype de MORT qui se trouve dans l’appartement de la victime de Norton’s Woods.

— Mais que se passe-t-il ici, Benton ? dis-je, troublée. Pour l’amour du ciel, que se passe-t-il ?

2011-Havre des Morts
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